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Crypto-monnaies: 04 questions à Hicham Sadok

Casablanca – Le professeur d’économie et de finance à l’Université Mohammed V de Rabat, Hicham Sadok, explique, dans une interview à la MAP, les raisons de l’engouement pour les crypto-monnaies observé particulièrement depuis l’avènement de la Covid-19 et sur les risques liés à l’investissement dans ces monnaies virtuelles.

M. Sadok revient aussi sur l’annonce de la création par Bank Al-Maghrib d’un comité institutionnel dédié à la thématique de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC), sur les motivations qui pourraient justifier la mise en place d’une e-monnaie d’Etat et ses impacts sur l’économie.

1- Les crypto-monnaies, Bitcoin, Dogecoin et Ethereum en particulier, ont le vent en poupe depuis quelques mois. Qu’en pensez-vous? Et comment s’explique cet engouement?

Les crypto-monnaies sont particulièrement scrutées dans le monde de la finance depuis l’avènement du Covid et les décisions des gouvernements de recourir massivement à la dette publique pour faire face aux besoins. L’explication de cet engouement est conjoncturelle. Avec la pandémie, les investisseurs cherchent des alternatives aux investissements classiques : les actions sont à des niveaux historiquement élevés, les produits de taux (les obligations) ne rapportent presque rien parce que les taux d’intérêt sont trop bas, voire même nuls dans certains pays, et ils sont appelés, semble-t-il, à le rester un bon moment, sauf si l’inflation lors de la reprise économique poussent les banques centrales à revoir leur politique monétaire; et justement, dans cette crainte qu’une poussée d’inflation aura lieu dès que les économies seraient déconfinées, les crypto-monnaies servent aussi de refuge pour les investisseurs et les épargnants des pays développés.

Ceci dit, outre les premiers fans des crypto-monnaies, et qui le sont pour des raisons idéologiques, auxquels se sont ajoutés les partisans de la désintermédiation de l’économie bancaire, la situation macroéconomique qui résulte de la pandémie a entrainé l’émergence d’investisseurs additionnels sur le marché des crypto-monnaies, à savoir des très grandes entreprises, au même titre que les ménages des pays développés qui ont vu leur épargne grimpé en flèche pendant cette crise. Tous ces paramètres ont engendré une pression sur la demande des crypto-monnaies alors que leur offre est très limitée.

2- Quid de la sécurité? Quels sont les risques liés à l’investissement dans les crypto-monnaies? Est-ce qu’elles menacent l’indépendance financière des États?

La majorité des crypto-monnaies fonctionnent à l’aide d’une technologie particulière appelée “Blockchain ou chaine de blocs”. Il s’agit d’une technologie décentralisée et très sécurisée répartie sur plusieurs ordinateurs qui gèrent et enregistrent les transactions, et que les pirates informatiques ont du mal à falsifier.

Les transactions nécessitent un processus d’authentification à deux facteurs, à peu près de la même manière que lors du paiement bancaire en ligne. Mais, comme pour tous les échanges qui se font sur internet, il convient de se mettre en garde contre les tentations éventuelles d’arnaques ou escroquerie, et surtout la sûreté des portefeuilles qui abritent ces crypto-monnaies. Quant au risque majeur lié à ces derniers, il réside principalement dans leur volatilité, à savoir des mouvements de cours importants et soudains.

Concernant l’impact de ces crypto-monnaies sur le fonctionnement monétaire des États, il est certain que rien n’arrête une idée dont le temps est venu. La plupart des banques centrales réfléchissent actuellement, ou en guise d’expérimentation (c’est le cas de la Chine et la Suède), à la modernisation monétaire pour s’adapter à la désintermédiation et à la digitalisation qui se dessine. Il vaut mieux prendre le changement par la main avant qu’ils nous prennent par la gorge. A cet effet, il devient obligatoire de penser ce à quoi les crypto-monnaies de l’Etat, en tant que monnaie hybride entre crypto-monnaie et monnaie souveraine, pourrait ressembler, comment fonctionneraient-elles, les conditions et les motivations qui pourraient justifier une telle mise en place.

3- Bank Al-Maghrib a annoncé la création d’un comité institutionnel dédié à la thématique CBDC (Central Bank Digital Currency). Quelles sont, d’après vous, les motivations qui pourraient justifier la mise en place d’une e-monnaie d’Etat?

En instaurant une commission pour réfléchir à la monnaie numérique de banque centrale (MNBC), il est fort probable que Bank Al-Maghrib (BAM) ne cherche pas à réinventer dans le court terme ni sa politique monétaire, qui consisterait notamment à avoir un rapport différent avec le secteur bancaire en stimulant la concurrence au sein de ce secteur, ni la politique économique en général.

Les motivations les plus ou moins immédiates consistent, vraisemblablement pour BAM, à éviter que les grandes plateformes numériques acquièrent trop de pouvoir avec le boom du paiement digital quand l’étape finale de la libéralisation du dirham sera franchie ; et d’une manière trop basique, déterminer si la technologie qui peut servir de support pour l’e-dirham fonctionne et surtout si les gens ont vraiment envie de l’utiliser. Car le risque que la MNBC devienne un outil de contrôle politique peut dissuader même les plus ferveurs défenseurs de l’intérêt de cette innovation monétaire en tant que levier important pour le développement économique.

4- Quels impacts sur l’économie en cas de son implémentation?

L’implémentation d’un e-dirham contribuerait notoirement à la moralisation et la transparence de l’économie. Il aiderait à mettre fin à la fraude fiscale, à élargir l’assiette des assujettis en imposant les nantis opérant dans l’informel. La crise du Covid a révélé l’importance du secteur informel dans l’économie marocaine: 81% des TPME et 60% de l’emploi du secteur privé. Sur la base de ce constat, la cohabitation avec l’informel s’impose tout en faisant participer à l’effort économique national ceux qui s’y sont bien installés et développés des privilèges. La généralisation de la monnaie numérique peut être un outil efficace de traçabilité des flux générés par chaque acteur économique. L’e-dirham serait également un mécanique efficace contre la corruption, l’économie souterraine, et permettrait aussi le suivi des revenus et dépenses pour estimer les ayants droits pouvant bénéficier des prestations sociales, subventions et compensations, de même que la diminution du nombre de crimes et délits dont le mobile est l’argent papier.

Des recherches prospectivistes ont conclu également que l’émission des MNBC pourrait également contribuer à réduire les coûts liés à l’infrastructure monétaire actuelle, de même que les coûts de financement bancaire. Elles permettraient aussi de suivre instantanément l’évolution des paiements et le volume des transactions, ce qui préserverait beaucoup mieux les conditions optimales d’une gouvernance monétaire efficace par les autorités monétaires. Cependant, le grand défi pour toute banque centrale pour la réussite de cette transformation demeure le degré de confiance qu’accordent les utilisateurs aux institutions. Et ce n’est qu’en matérialisant ce défi par la levée de cette crainte à travers une législation lucide et sans équivoque pour préserver les données et la vie privée contre les interférences des différents pouvoirs que l’idée d’une crypto-monnaie serait un outil intéressant pour entrevoir le développement autrement.

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